Le Sin Chang, luxueux vin de blé des fermes du Bhoutan
Lorsqu’on arrive sur une ferme du Bhoutan, on est d’abord obnubilés par la beauté des lieux. Ce n’est pas une beauté immaculée évidemment ; des gens et des animaux vivent ici. Mais le kaléidoscope de couleurs qui tapisse les murs et corniches extérieurs nous fait presque penser que nous allons pénétrer un temple. Ce qui, en quelque sorte, n’est pas entièrement faux. Les Bhoutanais vénèrent Mère Nature après tout.
Ensuite, on se fait inviter au salon. Une grande pièce bien décorée qui sert souvent de salle à manger. On s’installe sur les coussins (ou les sofas, selon la ferme) et notre hôte nous demande si on veut boire de la Bang Chang ou du Sin Chang. Aucun des nombreux textes spécialisés que nous avions lus avant d’arriver au pays, du magnifique The Intangible Cultural Traditions of Bhutan à une monographie traitant des coutumes maritales du Bhoutan (qui parle de bière traditionnelle, oui, oui), ne présentait la différence entre ces deux types de bière. Une agence sur place contactée avant notre départ nous avait dit que la Bang Chang était forte et se servait chaude et que le Sin Chang se servait froid et était plus léger. Heureusement que nous avons jeté notre dévolu sur une autre agence. Parce qu’il était apparent dès notre première visite que le Sin Chang n’avait rien de léger et de rafraîchissant. Oui, une acidité complexe rend ce vin de blé passablement facile à déguster. Mais son corps riche et sa température de service tiède le relègue à un objet de contemplation. Comme un petit cousin himalayen des Barley Wines et Wheat Wines du monde anglophone.
Lorsqu’on demande du Sin Chang sur une ferme, on se fait un plaisir de nous rappeler que c’est un produit fait en petites quantités, réservé aux occasions spéciales. Encore une fois, un peu comme les Barley Wines d’époque ou les bières de Noël de Belgique même (pensez à la ‘Avec les Bons Vœux’, de la Brasserie Dupont, qui était initialement réservée aux clients prisés de la brasserie). Ayant franchi plusieurs milliers de kilomètres pour venir observer cette scène brassicole, tous nos hôtes nous ont jugé assez ‘importants’ pour nous servir du Sin Chang. Fiou.
Tentant de comprendre pourquoi cette bière était si importante pour les fermiers bhoutanais, nous avons demandé à assister à quelques séances de brassage tout au long du voyage. Voici comment on nous a présenté la confection du Sin Chang :
Tout d’abord, les brasseuses (on utilise le féminin parce que les femmes brassent plus souvent que les hommes au Bhoutan) lavent le blé cru, blé qu’elles ont récolté dans leurs champs évidemment, et le font cuire dans de l’eau dans un ratio 50/50. Comme si elles faisaient cuire du riz, ou presque. Lorsque le blé est assez doux au touché (bref, lorsqu’il est cuit), elles drainent le peu d’eau qui pourrait rester sur le grain et installent le blé maintenant gorgé d’eau chaude pour le faire sécher au soleil. Ce blé cuit, maintenant allongé sur une surface plane à l’air libre, est ensuite saupoudré d’une matière mystérieuse qui alimente encore notre quotidien aujourd’hui : le ‘phab’. Aussi appelé ‘po’ ou ‘pho’ selon la région, cette galette de ferments contient le nécessaire, croyez-le ou non, pour transformer le blé non-malté en alcool et ce, sans ajout de liquide. En d’autres mots, ces galettes de phab concassées sont parsemées directement sur le grain et ne travaillent pas à partir d’un moût sucré (comme nos levures à bière ici en Occident). Elles soutirent de l’alcool directement du grain cuit. Le tout se fait en mode anaérobique (sans oxygène) dans un fermenteur fermé, recouvert de pierres lourdes. Mystifiant. Le liquide que l’on déguste donc, ce Sin Chang, est ce qui découle directement du blé cuit une fois que ce cocktail de ferments ait réussi à le pénétrer et lui soutirer son nectar. Vous comprendrez alors que la quantité de vin de blé produite à chaque brassin est minuscule.
Le ratio de grain cuit et de poudre fermentaire varie selon la galette produite par ces fermières. Parce que, oui, dans plusieurs cas, elles font également leur propre phab. À partir de matière qu’elles trouvent dans leurs propres champs. Un article sur la confection du phab vous présentera le tout sous peu.
Grosso modo, une grosse galette de ferments réussirait à travailler avec 12 kilos de grain cuit. Si le phab utilisé est de petit format, la formule doit bien sûr être modifiée. Ces menues galettes réussissent à compléter la fermentation en une semaine, selon les fermières interviewées. Quoique dans certains cas, certaines brasseuses prétendaient que le Sin Chang était prêt après trois jours seulement.
Ceux qui connaissent les alcools du continent asiatique remarqueront quelques liens entre ce phab et certains biscuits de ferments fait en Corée pour l’alcool de riz appelé dongdongju, en Chine pour le vin sucré jiu niang ou au Népal pour le chang de millet rouge. La version bhoutanaise pourrait être une des dernières versions naturelles, non industrialisées, de ce type d’agent de fermentation. Explications à venir.
Alors, ça goûte quoi, ce Sin Chang ? Très souvent, la poire et la fleur de sureau. Parfois, la banane, la pomme et le pamplemousse aussi. Mais dans tous les cas, ce vin de blé se termine en une salve d’acidité fort complexe. La nature précise de cette acidité est d’ailleurs en cours d’analyse dans les laboratoires de microbiologie et de chromatographie du Collège Ahuntsic, à Montréal.
Cette acidité n’est pas intense comme celle d’un Lambic. Elle est plutôt délicate comme celle d’une Berliner Weisse, par exemple. Une bonne quantité de matière est en suspension dans ces bières fermières (les amateurs de « haze » sont servis !), alors cette finale surette rend simplement le tout plus facile à boire. Côté texture, à part les levures et protéines du blé en suspension, on remarque rapidement que la gazéification ne fait pas partie prenante de cette tradition brassicole. Ces bières sont souvent ‘tranquilles’, c’est-à-dire sans gaz.
De toute évidence, le Sin Chang repose entièrement sur la puissance de ces galettes de ferments. Non seulement ce phab produit l’alcool voulu, mais en plus il est responsable d’une grande partie du profil de saveurs de la bière finale. Comme si le mystère ne planait pas sur nous assez, quelques fermières nous ont confié dire quelques paroles « magiques » en saupoudrant leur phab sur le blé cuit. Elles disent « shim shim » (littéralement ‘bon bon’ ou ‘délicieux’) pour donner un souffle d’énergie supplémentaire aux ferments…
Fait intéressant : ce n’est vraiment pas la première fois que nous rencontrons une culture brassicole où une superstition du genre est liée à la fermentation. Par exemple, lors de nos recherches sur les îles de l’ouest de l’Estonie, nous nous sommes fait dire qu’il était commun de hurler ‘mine ja murra!’ en rajoutant la levure au moût. En d’autres mots, ‘Allez-y! Foncez!’.
AVERTISSEMENT
À noter qu’on ne peut pas se présenter sur une ferme au Bhoutan de façon aléatoire. Ce sont des domiciles privés et il faut que notre entremetteur (celui de l’agence qui a monté l’itinéraire avec vous et qui vous a permis l’entrée au pays) ait contacté la ferme à l’avance. Si on pouvait retourner en Belgique du 19e siècle pour faire des recherches sur les Saisons de l’époque, il aurait probablement fallu avoir des contacts similaires pour pouvoir goûter à ce que les travailleurs des champs buvaient.
Lors du prochain article, nous vous présenterons la Bang Chang. L’autre style de bière typique aux fermes du Bhoutan. Légère et acidulée, on pourrait presque l’appeler ‘Bhutaner Weisse’…