À la découverte de la Seto Õlu
Pourquoi ne connaissez-vous pas la bière des Setos? Tout simplement parce que cette bière de seigle est très bien cachée dans les maisons des quelques habitants du Setomaa estonien, terrées dans les forêts du sud-est de l’Estonie et dans l’extrême ouest de la Russie. Sauf exception, il faut connaître des locaux pour avoir la chance d’en goûter quelques-unes. Une fois par année toutefois, une occasion merveilleuse se présente à tout visiteur légèrement organisé : les Setos se réunissent dans un festival appelé le ‘Jour du royaume Seto’ (Seto Kuningiriik). Habituellement tenu la première fin de semaine du mois d’août, c’est là qu’ils mettent en valeur ce qui les distingue de leurs voisins estoniens et russes. Ils s’habillent avec le costume traditionnel, ils entonnent des chants polyphoniques et partagent leur bière (Õlu) et leur alcool distillé (hansa) à quiconque le désire.
Un panneau le long de la route de campagne nous souhaitant la bienvenue au festival, bien caché dans les bois à l'extérieur d'un village seto. Dès notre arrivée au Seto Kuningriik, l’atmosphère festive se faisait sentir. Les Setos sont visiblement heureux de se revoir, eux qui la plupart du temps ont quitté le Setomaa, ce territoire maintenant coupé en deux par la nouvelle frontière avec la Russie. C’est cet exode qui est largement responsable de la dilution de la culture seto au 21e siècle.
Le concours de brasseurs est une des marques de commerce de ce jour du royaume; plusieurs festivaliers s’efforcent à goûter à la majorité des bières de la douzaine de brasseurs traditionnels sur place. Après avoir fait la tournée nous-mêmes, force est d’admettre qu’il y a bel et bien un style précis visé par ces brasseurs. Et lorsqu’on apprend lequel de ces brasseurs est le plus décoré (c’est un homme du nom de Ain Raal, de la ferme Rikka Ivvani), on comprend rapidement que la Seto Õlu préférée des locaux est parfumée et sucrée.
Bien que la majorité des brasseurs rencontrés visaient le même profil de saveurs et la même texture que celle de Ain Raal, on remarquait aussi que certains préfèraient boire une bière plus légère et moins sucrée. C’était le cas du duo père et fils Aare et Semmo Hõrn, du restaurant Seto Süük ni Juuk, dans le hameau de Obinitsa. Après enquête, ils nous ont confié utiliser pourtant exactement les mêmes ingrédients que Raal. Clairement, leur ratio eau/pain de seigle/sucre n’est pas le même. Ce qui nous força à explorer la question dès notre retour au pays lors des premiers tests de brassage de notre propre Seto Õlu…
Certains artisans vendaient leur bière pour emporter ce jour-là, mais il est à toutes fins pratiques impossible de repartir à la maison avec de la Seto Õlu. C’est une bière servie jeune avec très peu (ou carrément pas) de houblon et ne titrant jamais plus que 5% d’alcool. C’est aussi une bière généralement non bouillie, ce qui diminue énormément sa duration de vie. Vous aurez compris que c’est une bière à boire dans les jours qui suivent la complétion de sa fermentation.
Si on se fie à la dizaine de brasseurs rencontrés à cette fête traditionnelle, les saveurs les plus courantes de la bière seto rappellent les raisins secs, le caramel et le pain grillé, le tout muni de la pointe épicée typique au seigle. Sa gazéification, comme pour la grande majorité des bières traditionnelles, est naturelle et très douce. Le but n’est pas de ressentir de petites bulles piquantes sur le palais, mais plutôt de se prélasser sur des saveurs de céréales (ou de pain, dans ce cas-ci) et de leurs sucres.
De plus, la finale d’une bière seto n’est presque jamais houblonnée. Bien que certains brasseurs nous ont confié utiliser du houblon, nos papilles se demandaient souvent si l’ajout était plus symbolique qu’autre chose. Chaque gorgée de Seto Õlu se termine plutôt en quelques sucres résiduels et/ou par une légère acidité fruitée. Étant fermentée avec de la levure à pain comme la Koduolu des îles de l’ouest, elle a effectivement tendance à s’acidifier avec le temps. Lorsqu’elle est jeune, elle pourrait passer pour une Brown Ale de seigle. Avec un peu de temps, elle devient plutôt… une Oud Bruin… de seigle.
Même si aucun style de bière sur la planète ne ressemble directement à cette Seto Õlu, toute personne ayant déjà bu du kvass y verra des liens évidents. Après tout, cette boisson gazeuse aussi populaire que le Coca-Cola dans les contrées russophones propose également des saveurs de fruits séchés et de seigle épicé.
Mais les similitudes ne s’arrêtent pas là entre les deux produits. Il se trouve que les Setos ont créé leur bière afin de s’offrir une version plus alcoolisée du kali, ou kvass local.
(Essayez le kvass de la All Stars Bakery, disponible à l’épicerie Épicure de Montréal, pour pouvoir apprendre à connaître un kvass qui ressemble beaucoup à ce que les Setos buvaient).
Alors que l’Union Soviétique rationnait les populations baltiques lors de leur règne de fer, les gens du Setomaa se retrouvaient avec très peu de bière à boire. Par la force des choses, certains plus futés ont commencé à acheter le kvass des russes et à y rajouter du sucre et de la levure boulangère. Ils pouvaient ainsi se faire une bière de fortune.
Bon an, mal an, ils continuaient tout de même à faire de la bière ainsi, jusqu’à ce que des boulangers du coin se mettent à vendre des pains spéciaux pour brasser la bière sucrée au goût du peuple. Ces pains, dont la recette est jalousement gardée, sont maintenant utilisés par presque tous les brasseurs rencontrés au festival et constituent l’ingrédient principal de la Seto Õlu (avec le sucre, l’eau et la levure, bien sûr).
Vous comprendrez alors qu’à notre retour au Québec, il nous a fallu trouver un boulanger assez allumé pour 1) trouver la recette du mystérieux pain de malt à la façon seto (rien n’est publié sur le sujet) et 2) nous en faire une quantité assez appréciable pour les transformer en 3000 litres de bière à 5% d’alcool.
La suite de l’histoire et une description de ce que nous avons dû faire chez nos amis de la brasserie Oshlag pour s’assurer d’avoir une bière qui allait demeurer stable en bouteille pendant quelques mois… la semaine prochaine.