Les secrets de la Koduõlu
Vers la fin de notre périple sur les îles estoniennes, nous avons eu la chance de nous faire inviter chez Paavo Pruul, un brasseur traditionnel de l’île de Hiiumaa, pour une journée complète de brassage. Après avoir remarqué lors de nos premiers rendez-vous que toutes les Koduõlu des îles se ressemblaient énormément au niveau des arômes, du corps, des saveurs, des températures d’empâtage et de nombreuses autres facettes du brassage, nous étions fort curieux de voir le tout en action. Mais tout d’abord, quelques précisions par rapport à ce style de bière. Parce que oui, la Koduõlu est bel et bien un style de bière à part entière.
LA DIFFÉRENCE AVEC UNE SAHTI
Des sites influents comme Ratebeer et Beer Advocate lient la Koduõlu estonienne à la Sahti des Finlandais. Parfois même, on retrouve cette bière fermière estonienne catégorisée dans la famille ‘Saison / Farmhouse Ale’. Dans les deux cas, les liens sont justifiés. Mais en dégustant plusieurs exemples de la bière insulaire, on remarque rapidement que le lien avec la Sahti est bien plus fort.
La proximité géographique de la Finlande et des îles estoniennes, ainsi que les arômes et ingrédients semblables aux deux cultures brassicoles facilitent effectivement ces raccords. Cependant, il faut faire attention. En effet, alors que la Sahti peut varier énormément en termes de couleur, de sucrosité et de taux d’alcool, la Koduõlu, elle, affiche toujours un blond très trouble, titre entre 7% à 9% d’alcool et possède plus souvent qu’autrement un corps mi-sucré avec une gazéification douillette, naturelle.
À des fins de comparaison, on pourrait dire que la Koduõlu est la ‘Triple belge’ de cette partie du monde, alors que ‘Sahti’ est un terme aussi large que ‘Belgian Strong Ale’. Vous comprenez alors que la Koduõlu pourrait très bien faire partie de la grande famille des Sahti, mais que ‘Sahti’ est un nom peu précis qui renferme une panoplie de recettes et de saveurs dominantes différentes. Ce faisant, on peut donc affirmer que la Koduõlu est un style de bière unique, au même titre que la Triple belge. Appelez le BJCP pour leur annoncer la bonne nouvelle.
COMMENT BRASSER UNE KODUÕLU
Paavo Pruul, notre brasseur hôte, utilise des cuves en bois, comme plusieurs autres brasseurs des îles estoniennes. Dans ce cas-ci, les mêmes que son grand-père avait pour brasser il y a près d’un siècle. La seule cuve qui n’est pas en bois dans son équipement traditionnel est celle servant à réchauffer l’eau. La cuve d’empâtage, la cuve de soutirage et les fermenteurs sont tous en bois. Les plus férus en brassage remarqueront qu’aucun chaudron n’est mentionné pour l’ébullition. C’est que les brasseurs de Koduõlu ne bouillent pas leur moût! Au même titre que les dames Quechua de la Bolivie ou les brasseurs campagnards de la Lituanie, leur bière finale sera donc très protéinée. Ce qui donne habituellement une texture riche en bouche, une turbidité accrue au niveau visuel et une fragilité du produit. En effet, la Koduõlu ne pourrait survivre en bon état bien longtemps sur des tablettes non réfrigérées. La seule Koduõlu commercialement disponible en bouteille (la Pihtla õlu), pour vous donner un exemple, possède une durée de vie de deux semaines seulement selon son concepteur (Arvet Väli).
Comme pour toute bière traditionnelle, il existe de nombreuses variations dans les méthodes de brassage du même style. Toutefois, les recettes que nous avons récoltées sur Saaremaa, Hiiumaa et Muhu sont étonnament similaires et ce, même si les brasseurs fonctionnent généralement de manière empirique, loin des instruments modernes.
MALTS
Tous les brasseurs interviewés utilisent du malt d’orge. Meelis Seep brasse avec son propre malt, fait à partir de ses propres céréales. D’autres prennent du malt d’orge de Saaremaa, mais une majorité, comme Aarne Trei et Paavo Pruul, préfère acheter du malt d’orge de Weyermann en Allemagne, ou des malts tchèques, comme Kaido Lõppe. Sauf exception, aucune autre source de sucre n’est rajoutée.
EMPÂTAGE
Presque tous les brasseurs interviewés empâtent le malt d’orge pendant quatre heures dans une cuve en bois. Andres Kurgpõld est un des seuls à déroger de cette règle non écrite en empâtant pendant deux heures. La température de l’eau tend à être autour de 70 degrés Celsius lorsqu’elle est rajoutée au malt concassé. Le ratio eau-malt tourne souvent autour de 50kg :150l.
THÉ DE HOUBLON
Pendant l’empâtage, le brasseur prend soin de préparer un thé de houblon dans sa cuve à eau chaude, bouilli pendant 90 minutes. Ce thé est rajouté soit dans l’empâtage, soit à la fin de celui-ci ou parfois-même dans la cuve de soutirage. Les variétés mises à profit sont souvent nobles, mais du Cascade est parfois utilisé (Andres Kurgpõld encore une fois). Le thé de houblon tend à niveler l’apport des houblons, les transformant presque tous en saveurs feuillues et herbacées. Les quantités sont tellement minimes que le houblon ne paraît pas vraiment à l’arôme et presque pas en bouche.
CUVE DE SOUTIRAGE
Une partie de la signature de la Koduõlu vient du fait que le contenu entier de l’empâtage, céréales mouillées et jus, est transféré dans une cuve de soutirage en bois remplie au tiers de branches de genévrier fraîchement coupées. Le trou de cette cuve est fermé à l’aide d’un bâton de bois et quelques brindilles de genévrier. Lorsque le brasseur tourne le bâton, le trou est légèrement ouvert, ne laissant passer que la partie la plus liquide de l’empâtage. Le moût est donc en contact direct avec le genévrier et se voit même forcé à s’y frotter afin de se rendre au billot de bois où on récolte le liquide sucré.
ON NE BOUILLE PAS!
Aucun brasseur traditionnel estonien ne bouille son moût. Point à la ligne.
Ce billot est installé sous la cuve de soutirage afin de récolter le précieux liquide.
Le jus sucré coule dans le billot de bois sous la cuve de soutirage.
TAHERBERI ET TAARI
Autrefois, le deuxième jus soutiré de la cuve de soutirage était mis de côté pour faire une bière de table : la Taherberi. Le grand-père de Paavo Pruul lui a montré qu’en écrasant des feuilles de cassis dans son mélange à levure, il pouvait obtenir un parfum fort harmonieux avec le genévrier et les bananes. Bien évidemment, il fait aujourd’hui ce que son grand-père lui a enseigné. Sa Taherberi est donc une version plus rafraîchissante et parfumée de sa Koduõlu.
Quant à la matière solide restant dans la cuve de soutirage, la drêche, elle était aussi réservée pour une autre bière : la Taari. Les brasseurs la laissaient alors surir question de faire un breuvage presque sans alcool et acidulé. Avec un léger ajout de sucre et un autre levain, on pouvait servir à ses convives évitant l’alcool une boisson désaltérante sous la barre des 1% d’alcool, mais aux arômes cousins à la Koduõlu.
FERMENTATION
Une levure à pain générique fait le travail demandé, c’est-à-dire convertir les sucres en alcool tout en formant un parfum de banane. Les températures varient selon le brasseur. Meelis Seep et Juri Sklennink fermentent tous les deux à partir de 28 degrés Celsius et laissent monter pendant environ 24 heures. Le travail devrait être terminé à ce moment. Aarne Trei préfère utiliser ses levures à pain dans les 24-25 degrés, Lili Käär et Paavo Pruul sont les seuls à notre connaissance à éviter la levure à pain. La première parce qu’elle aime moins les arômes de banane, le deuxième puisqu’il trouve un nez fruité plus agréable avec la classique US-05. Certains crient ou chuchotent une petite phrase superstitieuse en ajoutant la levure. « Mine ja murra », signifiant quelque chose comme « allez-y! » ou « à l’attaque! » semble être la plus commune, mais certains trouvent qu’il est plus efficace de nommer tous les chiens du coin… Semble que les superstitions fassent encore partie intégrante des secrets de la Koduõlu!
La semaine prochaine, on poursuit ce périple sur les îles estoniennes avec l’histoire de la pinte de deux litres…