Les richesses de l'Éthiopie - la culture brassicole (suite)
Alors que dans la ville historique d’Aksum, dans le grand nord éthiopien, on compte sur plus de 100 brasseuses de Tella vendant leur production, il faut se diriger plus au sud, dans la région d’Amhara, pour dénicher de la Corafe plus facilement. Ce type de bière n’a pas d’équivalent dans le monde occidental. Alors que ses notes légèrement rôties et acidulées intriguent dès la première gorgée, c’est plutôt sa texture grumeleuse, entre le kéfir et le gruau, qui surprennent le buveur. On ne peut pas être plus loin de la bière limpide, aqueuse et bulleuse des marques industrielles de notre époque…
> Je remarque un jeune garçon du coin de l’œil. Au lieu d’essayer de nous vendre les quelques babioles qu’il tient dans ses poches, il nous observe. Il voit rapidement qu’on s’intéresse à la faune et à la flore de la montagne où l’on marche. Dans l’espace de quelques instants, il nous pointe et nomme quelques fleurs et quelques oiseaux que l’on croise. Je pense qu’il va aller loin celui-là…
On est tellement loin de la bière de notre époque que lors des fêtes religieuses, on sert de la Corafe gratuitement à ceux qui en veulent. Gra-tui-te-ment. On connait tous des gens aisés qui peinent à donner ne serait-ce qu’une simple offrande à autrui. Eh bien ces familles éthiopiennes, bien moins en moyen que l’homme occidental type, sont tellement généreuses qu’ils sortent littéralement de leurs maisons, pichets pleins à la main, pour faire des cadeaux aux pèlerins assoiffés venant à Lalibela, par exemple, pour la grande fête de Gena. Dans d’autres régions, comme au nord de la ville universitaire de Gondar, la Corafe est servie à la messe au lieu du vin chrétien habituel. L’importance culturelle et religieuse de cette bière nourrissante va bien au-delà de ce que l’on peut comprendre installés dans nos salons…
> Les chants spontanés qu'entonnent les gens célébrant l'approche de l'Épiphanie éthiopienne (Timket) me rappellent ces élans de bonheur que je vois dans les yeux de certains qui se gâtent avec un verre de Tella ou de Tej. Comme si la musique et la spiritualité étaient liés, pour certains, à la dégustation.
Très peu d’informations ont été publiées sur la Corafe. Son goût ressemblant à un pain rustique à la croûte à peine brûlée et son corps muni de quelques solides enclins à prendre entre les dents pointent définitivement vers le vieux dicton : la bière est vraiment ‘un pain liquide’. Dans un contexte de population pauvre (monétairement parlant), un pain liquide prend tout son sens. On ne gaspille surtout pas des bouts de céréales et des aromates qu’on ne possède pas en assez grande quantité pour faire une bière, ou un pain, en bonne et due forme. La Corafe n’est donc pas un grand cru conçu pour le monde de la dégustation. Contrairement à la Tella qui a un potentiel grâce à sa texture aqueuse, ses céréales délicates et son aromatisation au gesho, la Corafe demeurera sans doute une expérience à vivre uniquement sur place, dans les maisons de nos hôtes éthiopiens. Après tout, faut bien que quelques secrets demeurent encore terrés chez ceux qui les chérissent. Pour la prochaine génération de coureurs des boires…